Tunisie

Instance Vérité et Dignité

En 2011, la révolution tunisienne a mis un terme à une longue période de conflit et a initié une transition démocratique. L’intervalle entre l’obtention de l’indépendance tunisienne et la révolution de 2011 s’est traduite par une forte restriction des libertés fondamentales, une corruption massive et de nombreuses violations des droits humains telles que la détention arbitraire, la torture et les disparitions forcées. 

En 2013, est créée l’Instance de la Vérité et de la Dignité (IVD) afin de faire la lumière sur toutes les violations commises du 1er juillet 1955 jusqu’à la date de promulgation de la Loi organique créant cette institution, prévenir le retour à la répression, la dictature, la violation des droits de l’Homme et la mauvaise gestion des deniers publics, favoriser la réconciliation nationale, consolider la construction démocratique et contribuer à l’édification de l’Etat de droit. L’IVD a rendu son rapport au Président de la République, au chef de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), au président du Conseil supérieur de la magistrature et au chef du gouvernement  le 29 mars 2019. Le Rapport final n’a été publié que le 24 juin 2020.

Chronologie

1956 : La Tunisie obtient son indépendance après 75 ans de protectorat français. 

1957 : La République est proclamée, suite à la destitution de Lamine Bey. Habib Bourguiba devient le premier président. 

1961 : En juillet, de violents affrontements éclatent entre l’armée française et la population tunisienne, c’est la « Crise de Bizerte ». Finalement, un cessez-le-feu est signé le 23 juillet et la France évacue Bizerte le 15 octobre.

1962 : Une conspiration est découverte contre Habib Bourguiba. Les membres sont arrêtés puis jugés et condamnés par le Tribunal militaire. La majorité d’entre eux sont fusillés. La répression du régime s’intensifie, caractérisée notamment par l’institution d’un régime de parti unique à partir de janvier 1963. 

1963 : Salah Ben Youssef, principal opposant au Président, est assassiné. 

1964 : Habib Bourguiba est réélu Président. Il sera réélu tous les 5 ans jusqu’en 1974. 

1975 : Habib Bourguiba modifie la Constitution et devient président à vie. 

1978 : Le 26 janvier, une grève tourne à l’émeute, la répression militaire fait 200 morts. Ce jour sera surnommé le  « Jeudi noir ». L’état d’urgence est instauré.

1981 : S’engage une violente répression contre l’opposition au pouvoir, et en particulier du Mouvement islamiste, caractérisée notamment par des actes de torture, des arrestations et des violences sexuelles. 

1981 : Le Parti communiste tunisien, interdit en janvier 1963, est à nouveau autorisé. En août, les premières élections législatives pluralistes du pays ont lieu. 

1983 : En fin d’année, de nombreuses émeutes éclatent à travers le pays en contestation de l’augmentation du prix du pain et des produits céréaliers, qui double, dans l’objectif de réduire la dette publique. Ces “émeutes du pain” mènent le gouvernement a déclaré l’état d’urgence. Durant une douzaine de jours, on observe de nombreux cas de torture, de viol, d’arrestations arbitraires ou de traitements cruels, inhumains ou dégradants. 

1987 : le Premier ministre Zine el-Abidine Ben Ali prend le pouvoir en déposant le président Habib Bourguiba, jugé dans l’incapacité médicale d’assumer ses fonctions. Ben Ali est officiellement élu président en 1989. Réélu à 3 reprises, il reste au pouvoir jusqu’à la révolution de 2011. 

1988 : le Pacte national est signé entre le pouvoir et les forces politiques, en excluant les islamistes. 

1991 : Après la découverte d’un coup d’Etat par le Ministre de l’Intérieur, le 22 mai, une lourde répression s’abat à l’encontre du parti islamiste Ennahda. Des milliers de personnes accusées d’être islamistes sont arrêtées et torturées.

2002 : Un attentat contre la synagogue de Djerba, revendiqué par Al-Qaïda, cause la mort de 19 personnes.

2003 : Adoption de la loi n°75 du 10 décembre 2003, officiellement en soutient à l’effort international de lutte contre le terrorisme, permettant au pouvoir en place de réprimer les libertés d’opinion, d’expression et d’information. Elle a notamment conduit à une criminalisation d’actes comme les troubles à l’ordre public en les apparentant à des actes terroristes.

2007 : Suite à des affrontements entre les forces islamistes et un groupe salafiste, la répression s’accentue contre les islamistes radicaux. 

2008 : Suite à une augmentation du chômage dû à un plan de restructuration, les grèves se multiplient. Les grèves de Gafsa constituent les plus importants troubles sociaux depuis les émeutes du pain. Ce mouvement a conduit à une violente répression des manifestants, des arrestations et des actes de torture. 

2010 : Mohamed Bouazizi s’immole devant le siège du gouvernorat à Sidi Bouzid. C’est le début de la révolution, surnommée la “révolution de jasmin”. Cette révolution amène Ben Ali quitte le pouvoir et part en exil en janvier 2011. 

2011 : Le pouvoir est confié au parti Ennahdha qui met en place la troïka, coalition avec les partis Congrès pour la République (CPR) et Ettakatol. Cette troïka perdure jusqu’en 2014.

2013 : Le 24 décembre, est adoptée la loi organique tunisienne n°2013-53 relative à l’attribution et l’organisation de la justice transitionnelle. qui crée l’Instance Vérité et Dignité (IVD). 

2018 : Le parlement a voté contre la prolongation du mandat de l’IVD d’une année.

2019 : L’IVD rend son Rapport final au Président de la République, au chef de l’Assemblée des représentants du peuple, au président du Conseil supérieur de la magistrature et au chef du gouvernement le 29 mars. 

L'Instance en details

Création : 24 décembre 2013, début des travaux en juin 2014

Dissolution : Fin des travaux le 31 décembre 2018 et fin du mandat le 31 mai 2019 

Base juridique : Loi organique 2013-53 du 24 décembre 2013 relative à l’instauration de la justice transitionnelle

Composition : L’Instance est composée de 15 commissaires élus par l’Assemblée chargée de la législation parmi des personnalités renommées pour leur impartialité, leur intégrité et leur compétence. La proportion des membres de chaque sexe ne peut être inférieur au tiers.

La loi organique créant l’Instance énonce que “parmi les membres de l’instance doivent obligatoirement figurer : deux représentants des associations des victimes et deux représentants des associations de défense des droits de l’Homme dont la candidature est proposée par leurs associations” et que “les autres membres sont choisis parmi les candidatures individuelles dans des spécialités en rapport avec la justice transitionnelle, tels que le droit, les sciences sociales et humaines, la médecine, l’archivage, l’information et la communication et parmi lesquels doivent obligatoirement figurer un magistrat judiciaire, un juge administratif, un avocat, un spécialiste des sciences religieuses et un spécialiste en finance.”

Mohamed Ben Salem ; Mohamed Ayadi ; Azzouz Chawali ; Oula Ben Nejma ; Mustapha Baazaoui ; Alaa Ghrab ; Slah Rached ; Noura Boursali ; Adel Maïzi ; Hayet Ouertani ; Khemaïs Chammeri ; Khaled Krichi ; Zouheir Makhlouf ; Ibtihel Ben Abdallah et Sihem Ben Sedrine (Présidente).

Mandat : Faire la lumière sur toutes les violations commises du 1er juillet 1955 jusqu’au 24 décembre 2013, date de promulgation de la Loi organique créant l’IVD, prévenir le retour à la répression, la dictature, la violation des droits de l’Homme et la mauvaise gestion des deniers publics, favoriser la réconciliation nationale, consolider la construction démocratique et contribuer à l’édification de l’Etat de droit.

Compétences

L’article 39 de la loi organique, charge l’IVD de : 

– Tenir des audiences publiques ou à huis-clos pour les victimes de violations flagrantes des droits de l’homme commises entre 1955 et 2013 ; 

– Documenter ces violations ;

– Déterminer les responsabilités ; 

– Proposer des mesures pour éviter qu’elles ne se reproduisent 

– Elaborer un programme global de réparations

Selon l’article 43 de la loi organique lui donne également pour mission : 

– La formulation de recommandations et de propositions en matière de réformes politiques, administratives, économiques, sécuritaires, judiciaires, médiatiques, éducatives, culturelles de filtrage de l’administration et de toutes autres recommandations et propositions appropriées, en vue de prévenir le retour à la répression, la dictature, la violation des droits de l’Homme et la mauvaise gestion des deniers publics, 

– La proposition des mesures pouvant être prises en vue d’encourager la réconciliation nationale et de protéger les droits des individus et en particulier les droits de la femme, de l’enfant, des catégories ayant des besoins spécifiques et des catégories vulnérables, 

– La formulation de recommandations, suggestions et procédures qui consolident la construction démocratique et contribuent à l’édification de l’Etat de droit. 

– La création d’une commission dénommée « commission de l’examen fonctionnel et de la réforme des institutions » dont la composition et le fonctionnement sont fixés par le règlement intérieur de l’instance. 

Conclusions et recommandations

Le rapport final de l’IVD a été rendu le 29 mars 2019,  il inclut notamment les conclusions et les recommandations suivantes : 

 

Conclusions

– L’IVD a reçu et instruit 60 000 plaintes, identifié 10 000 victimes et effectué des dizaines de milliers d’auditions. Elle a également tenu 14 audiences publiques de victimes de violations des droits humains, qui ont été diffusées en direct à la télévision, aux heures de grande écoute. 

– Dans son rapport, L’IVD nomme les fonctionnaires présumés responsables des abus commis à l’encontre d’opposants politiques et de leur famille. Cette liste comprend notamment le Président actuel, Beji Caïd Essebsi, pour complicité de torture en sa capacité de ministre de l’Intérieur de Bourguiba de 1965 à 1969.

– L’IVD a renvoyé plus de 170 affaires de graves atteintes aux droits humains devant les chambres spécialisées.

– L’IVD dénonce le manque de collaboration, voire l’obstruction, du gouvernement. Elle a affirmé qu’il avait entravé son travail en l’empêchant notamment d’accéder aux archives de la présidence et du ministère de l’Intérieur et en ignorant ses nombreuses demandes d’information sur l’identité des agents de police impliqués dans des accusations de torture. Elle déclare également que les tribunaux militaires ont entravé leur collaboration en refusant notamment de lui remettre les dossiers judiciaires liés aux affaires que l’Instance avait renvoyées au tribunal. 

 

Recommandations

– Le Président Tunisien, en tant que symbole de l’Etat, devrait s’excuser auprès de toutes les victimes de la tyrannie qui ont subi des violations des droits humains par des organes de l’Etat durant la période analysée. 

– Pour réparation symbolique et la protection de la mémoire, l’Instance recommande entre autres de transformer les sites originaux des violations en centres pour la préservation de la mémoire et la commémoration des victimes, de créer des lieux symboliques et la création d’une institution spécialisée dans la préservation de la mémoire nationale.

– Adopter des réformes pour la promotion de la structure démocratique de l’Etat, notamment pour l’application de la justice, l’établissement d’un organe de sécurité pour la protection des citoyens, le renforcement des organes indépendants, la garantie de l’indépendance des organes de surveillance du pouvoir ou encore prévenir la torture ou les traitements cruels, inhumains ou dégradants. Adopter également des réformes relatives au droits civils, politiques, économiques et sociaux afin de garantir leur protection telle qu’inscrite à l’article 49 de la Constitution, et des réformes relatives à la protection de l’environnement et à la lutte contre la pollution environnementale.

– Promouvoir le développement du système de contrôle et garantir son indépendance, objectivité et impartialité, sa neutralité politique, l’absence de conflit d’intérêts et son efficacité. 

– Pour lutter contre la corruption, l’Instance recommande de nombreuses mesures dans le domaine de l’immobilier, des banques et de la finance, de la protection des ressources naturelles, de la politique publique, et concernant la privatisation des institutions publiques, la collecte des impôts, la faiblesse des ressources internes de l’État, la dispersion des organes de contrôle et la protection du système fiscal. Elle recommande notamment de rompre avec la politique d’impunité et d’établir la responsabilité par l’adoption de lois et de règlements ou encore d’établir un climat de transparence en matière de transactions bancaires. 

– L’IVD fait diverses recommandations pour la restructuration du tissu économique et la réhabilitation des secteurs de production, en particulier l’agriculture et l’industrie.

– L’Instance fait de nombreuses recommandations pour l’inclusion des spécificités des femmes, des enfants et des personnes handicapées et ayant des besoins particuliers, les malades et les groupes vulnérables, dont prendre toutes les mesures nécessaire dans l’ensemble des médias publics et au sein du ministère de la culture pour s’efforcer de remplacer l’image classique et stéréotypée des femmes, créer des centres et des centres de soins fournissant des services de santé reproductive et sexuelle et des psychologues, interdire de détenir des mineurs avec des adultes, que ce soit dans des centres de détention ou des prisons ou encore incorporer dans ses textes juridiques prévoyant la non-discrimination, une interdiction expresse de la discrimination fondée sur le handicap et à veiller à l’inclure dans toutes les lois, notamment celles régissant les élections, l’emploi, l’éducation et la santé.

– L’IVD porte une attention particulière à la question des archives, elle recommande notamment la création d’une institution de préservation de la mémoire qui entreprend la préservation de l’héritage de l’IVD et des archives de l’oppression et de la corruption, ce qui implique les archives des violations.

Mesures Post Recommandations

L’article 70 de la loi organique instaurant l’IVD prévoyait que, dans un délai d’un an, à compter de la date de publication du rapport final de l’IVF, le gouvernement devait préparer un plan plan et des programmes de travail pour appliquer les recommandations et les propositions présentées par l’Instance. Néanmoins, depuis son origine, le gouvernement a entretenu une relation conflictuelle avec l’Instance. Durant l’intégralité du mandat de l’Instance, le gouvernement s’est montré réticent à toute collaboration et au principe même de la Justice transitionnelle. Dès lors, sans surprise, aucune mesure n’a été prise par le gouvernement pour appliquer les recommandations faites par l’IVD. Les documents de l’IVD sont actuellement entreposés aux archives nationales. Ainsi, aujourd’hui, la justice transitionnelle poursuit son cours uniquement à travers les procès ouverts par les chambres juridictionnelles spécialisées. 

Prise en compte des violences sexuelles

La loi organique créant l’IVD fait référence aux violences sexuelles s’agissant du mandat des chambres spécialisées au sein des tribunaux de première instance siégeant dans les cours d’appel. Sont inscrits “le viol et toute autre forme de violence sexuelle”. 

L’IVD s’est également intéressée à cette question et y consacre sa Partie 4. Elle rappelle dans son rapport que la violence sexuelle est constitutive d’un crime contre l”humanité et est particulière dévastatrice du fait que “outre les blessures physiques et les traumatismes psychologiques subis par les survivants ou les témoins de tels actes, elle peut également entraîner des divisions au sein de la société.”

L’IVD prévoit des procédures de protection spécifiques des dossiers des victimes de violations sexuelles : numérisation, encodage et cryptage du dossier, identification et réduction de la sphère d’interaction entre les spécialistes du TDC traitant le dossier afin d’endiguer toute fuite de données. Ces procédures ont été appliquées aux dossiers de victimes des deux sexes. Le TDC est également intervenu pour protéger les femmes victimes de harcèlement de la part des services de sécurité après avoir témoigné au TDC.

Au total, l’IVD a enregistré 3274 plaintes de violences sexuelles. 

L’IVD a reçu 14057 plaintes de violences sexuelles de la part de femme, ce qui représente 23% du nombre total des plaintes de victimes de violations des droits humains qui lui sont parvenues. Ces plaintes proviennent de femmes de tout âge, et de périodes et de régions du pays différentes. En raison de la spécificité des femmes victimes dans ce processus, le TDC avait mis en place des procédures et des mécanismes  pour favoriser la confiance des femmes victimes et assurer une bonne communication avec elles.

L’IVD relève également que les violences sexuelles étaient largement utilisées comme moyen de torture, sur les hommes comme sur les femmes. 

Aussi, l’IVD dénonce la proportion de violences sexuelles contre les enfants, en particulier dans les lieux de détention, et leurs conséquences. Elle a enregistré 198 plaintes de violations concernant des enfants âgés de 6 à 18 ans (170 garçons et 28 filles). 

 

L’IVD fait plusieurs recommandations à destination de l’Etat concernant les violences sexuelles : 

– Élaborer un programme complet pour lutter contre le phénomène de la violence, y compris la violence sexuelle et le viol, par les détenus, le personnel pénitentiaire et le personnel de sécurité dans tous les établissements de détention, en particulier dans les prisons pour femmes.

– Assurer la formation des agents chargés de l’application des lois aux droits de l’homme et aux valeurs de sécurité républicaine. 

– Former les agents des forces de l’ordre au respect des droits de l’homme et des valeurs républicaines de sécurité.

– Adopter, dans sa législation, une définition des crimes de violence sexuelle reprenant les éléments prévus à l’article 8 (2) (e) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale et considérer que sa survenance constitue des conditions d’aggravation de la peine.

– Décidez de la sanction appropriée pour chaque acte. Dans le cas d’un acte qui se produit dans des lieux d’arrestation ou de détention, la responsabilité s’étend aux supérieurs hiérarchiques s’il a été prouvé qu’ils étaient au courant ou qu’ils n’ont pas fait le nécessaire pour l’empêcher. 

– Indiquer explicitement qu’il est obligatoire de porter toute allégation de violence sexuelle, notamment le viol, à un médecin indépendant, dans les plus brefs délais et avant l’ouverture d’une enquête, et qu’il est également possible de procéder à des examens psychologiques pour déterminer les conséquences sur l’état mental du plaignant, et que le médecin doit, en tout état de cause, rédiger le rapport correspondant dans les meilleurs délais après l’incident. 

– Garantir des enquêtes efficaces, indépendantes et impartiales sur toutes les formes de violence sexuelle et de violence fondée sur le genre, en particulier contre les femmes, les filles et les autres groupes vulnérables.

– Coordonner dans le domaine du contrôle judiciaire des conditions de détention entre les autorités compétentes, assurer des enquêtes approfondies dans toutes les allégations d’agression sexuelle dans les centres de détention, punir les auteurs et assurer la réhabilitation médicale et psychologique des victimes et activer le programme de protection des témoins.

Documents complémentaires

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